Chapitre III : L’envers du
décor (2) ![]() Le froid l’enveloppait, mais ce n’était pas le même genre de froid que dans la fantaisie échappée du cerveau mourant de son voisin de lit, en bas aux urgences. C’était le froid qu’on trouve dans les ruines ombragées, dans les catacombes envahies par la mousse, dans les coins de forêt où l’on trouve des entrées de mines condamnées et des rails qui ne mènent plus nulle part. Le froid des lieux morts et oubliés. L’hôpital dans lequel il se trouvait à présent n’était pas celui où son éditeur l’avait envoyé, ce n’était pas celui devant lequel le chauffeur de taxi l’avait déposé. C’était l’autre facette du lieu. Celle qui n’existait pas, et le fait qu’il fût en train de s’y promener comme n’importe où ailleurs ne pouvait vouloir dire qu’une seule chose. Il était devenu dingue. Totalement et irrémédiablement barjo. Il ne pouvait pas nier, toutefois, qu’il ressentait plus de choses que le commun des mortels ; il voyait ça comme de l’empathie poussée à l’extrême, qu’il avait habilement exploitée, en la combinant à son maigre don pour l’écriture. Mais ça n’expliquait pas... tout ça ! Il agita mentalement les bras, prenant en considération le décor qui l’entourait. De la mousse sombre avait poussé sur les murs. Pas vraiment de la moisissure, mais plus ce genre de végétation qui pousse sur les ruines. Le faux plafond s’était effondré par endroits et il dut enjamber des gravats au sol. Le couloir avait l’air plus étroit, ainsi encombré, plongé dans la pénombre. C’était l’hôpital dans vingt ans, l’hôpital après un cataclysme, l’hôpital dans un cauchemar. La source noire, le mal qui irradiait même à travers les murs n’avait pas cessé de se manifester, et William continua à aller de l’avant, bien qu’il fût passé dans un autre monde. Fichu pour fichu, autant savoir ce qui l’avait attiré jusqu’ici. Le couloir faisait un angle. Un brancard renversé, au milieu du passage. Des compresses, des draps jetés par terre. Des taches sombres sur les dalles fissurées au sol. Comme si tout le monde était parti précipitamment, il y a très longtemps. Il avança la main pour prendre appui contre le mur, avant de la retirer vivement. Le mur était vivant, grouillant d’insectes. Dans la mousse on distinguait des fourmis, et ces insectes plats et pleins de pattes qui habitent dans les endroits sombres et humides. Une brève expression de dégoût passa sur le visage de William, mais il se reprit bien vite ; ce n’était là qu’une manifestation mineure de la noirceur qui émanait du lieu. Il lui suffisait de pousser une porte et il le verrait, il le prendrait sur le fait. Mais quelles seraient ensuite ses options, une fois confronté au Mal en chair et en os ? Il ne pouvait rien faire. Fuir ou périr. Ou alors... Il n’eut même pas besoin d’ouvrir quoi que ce soit, en fin de compte. Une des vitres rondes de la porte à battants était noire de crasse, une toile d’araignée poussiéreuse dans un coin, mais l’autre était brisée et il n’eut qu’à s’approcher pour apercevoir l’ensemble de la scène. Etrangement, de l’autre côté de la porte fermée, le monde était resté le même – normalité, lumière, murs propres et lits au carré. Il sentait même l’odeur forte du désinfectant qui imprégnait normalement les lieux. Et celui qui l’avait attiré jusque là, l’épicentre au cœur du chaos, il le voyait de dos, et ce n’était qu’un homme. Un docteur, une caricature de docteur presque, tant il avait l’air normal, en apparence – blouse blanche, impeccable, cheveux poivre et sel, coiffés avec soin. Il portait probablement des lunettes cerclées de métal et arborait un sourire affable, se dit William sans bouger, sans même se hasarder à respirer ou s’approcher de la porte. Il n’osait imaginer ce qui se passerait si le bon docteur se retournait et le surprenait. Au lieu de ça, l’homme en blouse blanche se pencha au-dessus du lit de l’une de ses patientes ; William se rendit compte avec incrédulité qu’il espionnait une scène tout à fait banale du quotidien de l’hôpital – un médecin venu s’assurer que sa patiente se portait bien. Et puis il vit la main du docteur qui glissait lentement vers sa poche de blouse, tandis que l’autre se posait sur le port de la perfusion, au dos de la main de la vieille femme allongée dans le lit. Elle ne broncha pas, et William retint son souffle, attendant la suite avec une espèce de curiosité malsaine. Le docteur sortit une seringue de sa poche et d’un geste vif, assuré, il injecta son contenu dans la perfusion. Avec une certitude absolue, William réalisa que cela signifiait la mort pour la vieille dame. Il n’aurait pas su dire pourquoi ou comment, mais il le savait. Il allait pousser la porte, franchir le seuil, faire quelque chose ; la sueur coulait dans son dos et il avait les mains moites, à quelques centimètres de la porte. Il allait la pousser, quand une main s’abattit sur son bras et qu’on le tira brusquement en arrière. OoOoO S’il y avait bien quelque chose de plus déstabilisant que d’avoir été témoin d’un meurtre dans un hôpital en ruine probablement sorti tout droit d’une de ses fantasmagories d’écrivaillon malade, c’était sans doute de prendre un café dans le réfectoire dudit hôpital en compagnie d’un homme qui se prétendait psychiatre. Ils étaient assis tous les deux sur des chaises en plastique, autour d’une table en formica. La machine à café derrière le comptoir fonctionnait encore, mais c’était logique, se dit William, s’ils étaient dans son propre esprit. Les machines à café ne tombaient pas en panne, dans son monde intérieur. Une tasse en plastique fumante entre les mains, il leva les yeux pour croiser ceux de cet homme qui errait dans les couloirs pleins de gravats comme s’il habitait là. Des yeux gris, un brin fatigués, un brin malicieux ; un costume froissé, sur des baskets usées. Il n’aurait pas su dire quel âge il pouvait bien avoir. Son esprit glissait sur cet homme, rien ne filtrait, rien ne l’atteignait. Hermétique. William aimait ça, c’était rassurant. Il jeta un coup d’œil en direction de la baie vitrée, tout en se disant qu’il aurait dû s’inquiéter, au contraire, de cette absence d’émotions. Chaque personne dégoulinait de peurs, de désirs, de secrets et de pensées ravalées ; en se tenant aussi près, il aurait dû pouvoir virtuellement entrer dans sa tête. Il ne faisait pas ça souvent, non, il ne contrôlait pas grand chose, mais depuis qu’ils l’avaient shooté à la morphine... Les vitres étaient sales, la plupart des carreaux brisés. La végétation qui poussait au dehors avait rampé à l’intérieur de la cafétéria abandonnée. Il ne parvenait pas à distinguer grand chose de l’extérieur ; la lumière du jour éclairait à peine la pièce. Et puis le psychiatre, ou quelle que fût sa véritable fonction, lui tapota la main, brièvement, et dit : « Allons, William, vous n’avez pas envie de savoir comment c’est dehors. — Ah non ? » Un peu d’incrédulité dans sa voix – il avait l’air d’un gosse apeuré – mais aussi une grande lassitude. Marre de ne rien comprendre à ce qui se passait. Marre de ne rien maitriser. Il réalisa toutefois qu’il ne ressentait plus de douleur, depuis un long moment, et cette absence, ce vide, lui donnait l’impression d’être de nouveau un tout intact. « Vous le ressentez, mais vous n’avez pas encore mis le doigt dessus avec précision. — De quoi vous parlez ? » Maintenant William avait juste l’air en colère. Le psy au costume froissé et au sourire énigmatique reposa son gobelet de café. Il posa les mains sur la table blanche, les paumes bien à plat. « Je suis là pour vous aider. Vous aider à comprendre. Je suis... votre guide ici, si vous voulez. » Une pause. Une gorgée de café. William avait envie de se lever, d’envoyer valdinguer d’un revers de manche les gobelets fumants, de retourner la table peut-être aussi, et de demander où ils se trouvaient, bordel. Mais peut-être que ce type avait raison, quelque part. Peut-être qu’il ressentait la réponse, sans pouvoir la formuler. « Qu’est-ce qu’on fait, pour le docteur ? Celui qui tue des gens. — Qu’est-ce que vous croyez devoir faire ? demanda le psychiatre d’une voix posée. Le combattre ? » Lui, un justicier ? Non, on était loin du compte... William n’envisageait pas une seconde de retourner dans cette chambre, de se confronter à cet homme totalement répugnant. Mentalement répugnant. Pour ça il était reconnaissant au psy de l’avoir retenu. Juste à temps. Non, pas un justicier, c’était ridicule. Un lâche et un égoïste. « On est dans mon esprit ? » La question était naïve, presque stupide. Mais il avait envie de savoir. Savoir pourquoi dans son esprit les hôpitaux tombaient en ruine et les machines à café continuaient à fonctionner. « Si je vous parle de projection psychique, vous n’allez plus vouloir croire que je suis un docteur en psychiatrie tout ce qu’il y a de respectable. – Je suis dans l’esprit d’un autre ? Encore ? ajouta-t-il après une hésitation. – Je suis là pour vous aider à sortir, à passer de l’autre côté. Vous montrer le chemin. Un guide, je vous ai dit. » Le psy restait imperturbable, sérieux, tandis que William haussait un sourcil sceptique. « Vous voulez pas me répondre, en fait. Peut-être que vous aussi vous habitez dans ma tête, et que tout ça c’est encore des conneries... » Il fit mine de se lever, prenant appui sur la table en formica. Le psy secoua doucement la tête mais ne dit rien. Il faisait un bien piètre guide, si l’on voulait l’avis de William. Il serait aussi bien tout seul, à courir dans des couloirs aux murs couverts de mousse et au sol carrelé défoncé. A poursuivre un monstre. A tenter de fuir ? Il repoussa la chaise et s’écarta de la table, avant de se diriger d’un pas décidé vers l’entrée de la cafétéria. Peut-être que s’il redescendait aux urgences, s’il retrouvait la porte d’entrée, le hall, les admissions, peut-être qu’en sortant il retrouverait le monde réel. Revenir sur ses pas. Revenir à l’endroit précis où le changement s’était opéré. Il ne se retourna même pas pour voir si le psychiatre en costume froissé le suivait. OoOoO Quinze pas dans un couloir, et il regrettait déjà la relative clarté du réfectoire. L’odeur du café. La présence d’un autre être humain. Il savait toujours où il se trouvait et où il devait se rendre, ce n’était pas le problème ; mais il avait quand même la sensation d’être perdu. Il devait reprendre les choses dans l’ordre. Comme quand il écrivait. Tirer chaque fil de la pelote emmêlée de ses pensées et de ses sensations, tout en sachant qu’il ne trouverait pas ce qui se cachait au cœur avant de s’être acharné un long moment sur chaque fil. Il poussa une porte et le psy se tenait là, appuyé tranquillement contre le mur, comme s’il l’attendait pour continuer. William se retourna, tentant de comprendre comment il avait pu le devancer alors que la cafétéria était dans son dos. Il n’y avait sûrement pas d’explication rationnelle, mais c’était bien de faire comme si. Un soupir. Et ils se remirent à marcher, côte à côte dans le couloir suivant. Plus large, moins encombré, il longeait les cages d’ascenseur ; aucun risque qu’ils fonctionnent, cela dit. Aucun risque qu’ils tentent de les emprunter, aussi. William était dingue mais pas suicidaire. « Comment je fais pour retourner dans le monde réel ? » Bon. Une fois posée, la question avait l’air aussi stupide que dans sa tête. Le psy fit une espèce de petit bruit avec sa langue, comme s’il désapprouvait, ou qu’il réfléchissait, il n’aurait pas su dire. William réalisa que ce n’était plus lui qui ouvrait le chemin et qu’il se contentait de suivre son... guide. Un tour, un détour. Ils s’éloignaient du docteur meurtrier, ils s’éloignaient du local aux médicaments, songea-t-il brièvement. Tant mieux, peut-être, si se shooter signifiait risquer de se retrouver dans une projection psychique à chaque coin de rue, il préférait éviter. « La projection psychique de qui, en fait ? Vous ne m’avez pas dit, tout à l’heure. » Il crut que son compagnon n’allait pas lui répondre, tant le silence se fit pesant pendant une minute ou deux. « Vous êtes allé trop loin, William, bien trop loin. Votre esprit, votre esprit est malade ; mais ça vous le savez. Trop réceptif, hein, hum. » Il refit encore ce petit bruit de bouche, et William ne dit rien. Non, il ne savait pas, il ne savait rien. Il était comme un gosse découvrant qu’il pouvait brûler les ailes des mouches à distance ; il avait joué avec ses dons, alors que pendant ce temps il s’était retrouvé lentement rongé de l’intérieur par... quelque chose. Il réprima un frisson, et une douleur fantôme lui courut le long de l’échine. « C’est simple, reprit le psy. Imaginez votre esprit comme une éponge. Une éponge d’un genre nouveau, je vous l’accorde. Figurez-vous cet hôpital comme un gigantesque évier, rempli de la vaisselle dont personne ne veut s’occuper. Rempli de gens désespérés, de gens brisés, de gens morts. » Assassinés, aussi, songea William. « Si je voulais prolonger la métaphore, je vous dirais que la morphine qu’on vous a donné aux urgences a agi comme un produit vaisselle ultra puissant – un catalyseur. Vous n’êtes pas dans l’esprit d’une seule personne, loin de là. Vous vous êtes juste fait agresser par les pensées du lieu. Projection psychique commune, mémoire de la pierre... — Vous êtes vraiment psychiatre ou vous vous foutez de moi ? » William n’avait pas pu résister à l’envie de poser la question. L’autre se retourna et lui jeta un regard vaguement amical. Presque paternel. Ils ne devaient pourtant pas avoir plus d’une dizaine d’années d’écart. Encore de la condescendance, se dit William. Il n’était plus à ça près. « Faites-moi confiance, juste une seconde ; faites-moi confiance et passez cette porte. » Il s’écarta en faisant un pas de côté, révélant une porte de service toute bête. « Et si je fais ça... — Vous retrouverez la réalité. Mais il faut me faire confiance... — Ça me parait un peu facile, comme solution... — La porte est un symbole de passage tout ce qu’il y a de plus classique, ça ne devrait pas poser de problème. » Le psy lui jeta un regard réprobateur, l’air de demander de quel droit un type qui était dans la merde jusqu’au cou se permettait de mettre en doute ses méthodes. Une légère pression sur les épaules ; le psy était derrière lui, le dirigeant vers la porte, l’encourageant sans un mot. Une petite porte en contreplaqué, peinte en bleu, comme les murs. Non. Peinte en bleu mais pas bouffée par la moisissure, les insectes, la végétation de l’hôpital en ruine. Intacte. Il posa la main sur la poignée et l’abaissa lentement. OoOoO Retour brutal à la réalité. Comme un élastique étiré jusqu’à la limite de sa résistance physique qui reprendrait brutalement sa forme initiale. Des cris. Etait-ce lui qui gueulait comme ça ? Confusion. Agitation autour de lui. Des bras, des mains, invasion de son espace, oppression, pression. On voulait l’empêcher de se lever. Une main sur son menton, ferme, et il ouvrit les yeux, le visage à quelques centimètres à peine de celui du psy. Il n’avait pas l’air content du tout, et pourtant William avait fait tout ce qu’il voulait. Il ne s’était pas retourné, il avait passé la porte. Il n’était pas sûr d’avoir parlé à voix haute, mais l’autre le lâcha soudain. Deux infirmières, l’air un peu paniquées, se tenaient à côté du lit. Il était dans la salle des urgences. Comme s’il venait à peine de se réveiller. Incertitude. Avait-il rêvé sa fuite de tout à l’heure ? Le psy était le même, avec ses yeux gris, son costume froissé et ses baskets râpées. Mais il ne parlait plus doucement avec des métaphores bizarres en désignant des portes dans des couloirs désaffectés. Il avait l’air sérieux et distant. Et il l’appelait “monsieur”. « Monsieur, il faut vous calmer, monsieur... » et ainsi de suite. On en revenait à la case patient inconnu, donc. Murs blancs, lumières trop intenses. La jeune aide-soignante qu’il avait rembarrée tout à l’heure était là aussi, de l’autre côté de la pièce. Elle jetait des coups d’œil discrets dans sa direction, comme si elle voulait savoir ce qui se passait sans oser s’approcher. « Je vais bien, je vais bien. » Il repoussa les mains qui tentaient de le maintenir contre le fin matelas, effaré en entendant à quel point sa voix avait l’air rauque et éteinte. Comme s’il avait beaucoup crié. Questions de routine. Comment s’appelait-il, où se trouvaient-ils, quelle année était-ce ? Questions médicales. Des antécédents d’usage de drogue, d’hallucinations, des cas de démence dans la famille ? Il n’aurait pas su dire, et il préféra éviter de répondre à la plupart des questions. Quelques palpations, quelques hochements de tête. Une des infirmières lui posa un pansement sur la main – il avait arraché sa perfusion. Au bout d’un moment il se décida et demanda : « Vous êtes bien psychiatre, pas vrai ? » Devant le regard incrédule de celui qu’il prenait jusqu’alors pour un psy, il se dit qu’il avait touché du doigt le problème. Le docteur secoua la tête, l’air fatigué. « Je suis urgentiste. Généraliste. » Il n’y avait donc rien à en tirer, se dit William, un peu déçu, mais aussi quelque part soulagé. Il avait juste déliré. OoOoO Plus tard, beaucoup plus tard dans la nuit, après que les infirmiers et les docteurs eurent changé de garde, après qu’une foule hétéroclite de patients eut défilé dans la salle des urgences, après des heures à attendre, à réfléchir et surtout à s’emmerder, William décida qu’il était temps de râler. Il n’était plus sous perfusion et il n’avait pas mal. Il n’entendait plus les pensées de ses voisins de lit. Il ne voyait plus à travers les murs. Il était temps de demander à sortir, contre avis médical s’il le fallait. Les murs blancs commençaient un peu à l’oppresser. Le docteur de garde refusa de donner son accord, mais il se contenta de secouer tristement la tête quand William lui affirma qu’il partirait, accord ou non. Vous pourriez vous faire aider, etc. ... Peut-être, pensait l’écrivain, mais pas ici, pas maintenant. Et comme il l’avait fait plus tôt, il se pencha sous le lit pour récupérer son sac et ses affaires. Cette fois il ne tourna pas dans le couloir en direction de ce qu’il pensait être l’emplacement du local des médicaments. Pas de rencontre fortuite et de passage dans un autre monde. Quand il atteignit le sas d’entrée aux portes vitrées qui coulissaient, il laissa échapper un soupir de soulagement. Il eut l’impression, pendant un instant, de respirer pour la première fois depuis des heures. Et c’est là qu’il le vit, une fraction de seconde avant qu’il ne lui rentre dans l’épaule. Le docteur qui cachait des seringues dans ses poches. Qui butait des petites vieilles. Il portait bel et bien des lunettes rondes, en fin de compte. Le choc ne fut pas très grand, et le docteur en blouse blanche s’excusa poliment, avant d’entrer dans le hall de l’hôpital. Mais William resta planté là, encore sous le coup de ce bref contact. En un éclair il avait vu, perçu, compris. Il savait. Il ne s’était peut-être pas baladé dans un hôpital aux murs couverts de mousse, à la recherche de davantage de morphine, mais il ne pouvait pas nier ce que ce type lui évoquait – la mort. Courir derrière lui en criant à qui voulait l’entendre, “hé, ce mec tue ses patients !” ? Mauvaise idée. Surtout après la nuit qu’il avait passée aux urgences. Il ne tenait pas à ce qu’on l’attache, cette fois. Confronter le docteur et lui sortir de force la seringue de la poche ? C’était stupide aussi, le médecin le dépassait d’une bonne tête, bien qu’il eût les cheveux grisonnants. Il se prendrait une baffe, au mieux, et ça n’arrêterait pas le docteur. Il avisa une jeune femme qui fumait une cigarette à quelques mètres de la porte. Il lui demanda s’il pouvait emprunter son téléphone, prétextant qu’il avait besoin de joindre un ami pour qu’il vienne le chercher, lui faisant un sourire qui se voulait à la fois charmeur et un peu pitoyable. Peut-être qu’elle le reconnut, peut-être qu’elle eut pitié de lui, ou peut-être qu’elle céda juste pour qu’il lui fiche la paix, mais toujours est-il qu’il se retrouva avec un joli portable rose dans les mains. Il s’écarta un peu, et appela la police ; tenta d’avoir l’air sérieux et convaincant. Il raccrocha quand ils voulurent savoir son nom, et rendit le portable à la jeune femme, tout en se demandant si ce serait suffisant. Probablement pas, à vrai dire. Oh, ils lanceraient peut-être une enquête, surtout si d’autres morts suspectes avaient eu lieu. Mais ça ne sauverait pas la vieille dame du deuxième étage. Mais William n’était pas héros et il ne voulait pas l’être ; il voûta le dos, raffermit sa prise sur la lanière de son sac, et traversa le parking d’un pas un peu chancelant. Le jour se levait à peine. A suivre... |
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