Chapitre IV : Avant l’orage. William avait beau ressasser la nuit qu’il venait de passer – qu’il s’était imaginé passer ? – dans sa tête, de quelque façon qu’il tente de tourner ça, elle avait toujours l’air aussi dingue. Peut-être qu’il devrait en parler à quelqu’un. Il n’était pas certain d’en avoir envie. Peut-être que l’éditeur ferait l’effort d’essayer de le comprendre, maintenant que la douleur ne l’empêchait plus de parler, de bouger, de penser. Pensif, il passa une main dans son dos, tentant d’atteindre cette zone entre ses omoplates. Le soleil se levait à peine, l’air était calme et frais ; il n’y avait quasiment personne dans les rues aux abords de l’hôpital. Quelques voitures. Pas de passants. Pas de pensées parasites, de sensations qui ne lui appartenaient pas. Il s’étira, en se demandant combien de temps cette impression de ne plus être barjo allait durer. Bientôt, très bientôt, l’autre reviendrait le hanter, prendre le contrôle. En y réfléchissant, l’éditeur devait bien suspecter quelque chose – à moins qu’il ait tout mis sur le compte de sa consommation de drogue supposée, en homme pragmatique qu’il était. Avisant un arrêt de bus, il alla s’asseoir. Pas vraiment dans l’idée d’attendre ledit bus, mais davantage parce que le banc était inoccupé et qu’il lui semblait accueillant. Non pas qu’il fût subitement entré en connivence mystique avec les objets inanimés, pour couronner le tout. Il s’assit et se contenta de regarder le jour se lever, illuminant petit à petit la rue. Il regarda passer les feuilles mortes et les vieux journaux, charriés par le vent. Il avait besoin d’une douche et d’un repas chaud. Il avait besoin de dormir une nuit entière, sans rêver qu’il se promenait dans l’esprit d’un autre. Il avait surtout besoin de charger son ordinateur. Mais tout ça pourrait attendre ; tout ça attendrait. Pour le moment le lever de soleil lui suffisait. Chaleur, quiétude. Une pause. OoOoO Mais laissons William sur son banc deux minutes et tournons-nous une nouvelle fois vers le passé. Vous vous demandez peut-être, outre sa mère morte alors qu’il n’était qu’un enfant, ce pauvre type n’a-t-il pas une quelconque famille vers laquelle se tourner en cas de coup dur ? Et c’était l’occasion... Eh bien non. De son enfance, William – ou devrait-on dire Willie – n’avait gardé que de vagues souvenirs. Pas très plaisants pour la plupart. Des coups de règle sur les doigts. Une vieille femme aigrie qui lui parlait très peu. Une maison qui craquait la nuit, comme un monstre grinçant tranquillement des dents. Le chocolat chaud du samedi, dans son bol fumant. La confiture sur la plus haute étagère de la cuisine. Willie n’était pas un petit garçon très loquace. Il avait ses raisons, bien sûr. Traumatisé par le décès de sa mère. Un père absent ; disparu, mort ? Un placement dans une famille d’accueil qui n’avait rien d’une famille. Des adultes austères qui le considéraient comme un enfant stupide dont il n’y avait déjà plus rien à espérer, avant même qu’il ne fête ses dix ans. Il dessinait – des dessins maladroits d’enfant – ramassait des feuilles et attrapait des grenouilles. Il s’amusait avec ce qu’on lui donnait, lisait les livres que l’on voulait bien lui passer. Mais il ne jouait jamais avec les autres enfants. Il y avait quelques autres familles dans le quartier résidentiel ; des enfants de son âge, bien élevés et gentils. Il fallait qu’on le menace de lui prendre ses livres et ses crayons pour qu’il accepte à contrecœur d’aller vers eux. Un garçon difficile. Perturbé. Autiste. Il entendait sans vraiment comprendre tout ce que les adultes disaient de lui. Il vivait dans son monde, même si c’était un tout petit monde, un peu triste, un peu gris. Si on avait demandé à William ce dont il se rappelait de son enfance, il aurait sûrement eu des choses à raconter, mais il n'aurait probablement pas su dire ce qui clochait. Il s'imaginait peut-être même qu'il avait été heureux, dans cette famille d'accueil où personne ne l'avait jamais vraiment aimé. C'est ce qu'il y a de bien, avec les souvenirs d'enfance, on finit par être capable de leur faire raconter n'importe quoi. OoOoO Plusieurs bus étaient passés, à mesure que la matinée avançait. Un seul s'était arrêté, bien que William ne lui eût pas fait signe. Mais ce bus-là n'eut pas plus de succès que les autres. En dépit de toutes les circonstances, et malgré le fait qu'il venait de prévenir les flics après avoir rêvé qu'un médecin était un meurtrier, William n'était pas quelqu'un qui croyait aux signes ; il préférait prendre la vie comme un puzzle. Toutes les pièces étaient données, rien n'était caché. Aussi ce n’était pas vraiment parce qu’il attendait une nouvelle pièce miraculeuse pour lui montrer le chemin – sous la forme d'un bus, peut-être, d'un passant, d'une voiture – que le jeune homme n'avait pas bougé. Non, il était perdu dans ses pensées et l’image de Mathilde, son ex qui n’avait pas daigné reprendre contact avec lui depuis des mois, lui avait traversé l’esprit. Ce n’était pas qu’il ait envie de la revoir, loin de là, mais ça aurait été une solution de facilité. Il se demandait seulement si prétexter un accès de folie était une excuse suffisante pour retourner ramper chez quelqu’un qui vous avait plus ou moins foutu à la porte. Il avait des excuses plein les poches, et le bagou qui allait avec, mais il n’était pas certain d’être de taille à affronter Mathilde, son amertume et son tourbillon de règles, de préceptes obtus et de reproches cinglants. Et il était absolument certain de ne pas avoir envie de se confier à elle. Au mieux elle appellerait une ambulance pour le faire interner, au pire elle préviendrait les flics. Dire qu'elle l'avait quitté parce qu'elle “désapprouvait le contenu de ses romans”. Alors que n'importe quelle autre nana aurait eu les yeux qui brillent en apprenant que son mec allait être publié et enfin toucher des ronds. Non, Mathilde avait des principes, des règles morales, comme elle disait, et elle s'y tenait. En quelques semaines à peine, il était passé du statut de gentil gars un peu lunatique qu'on apprécie quand même et qu'on envisage de présenter à ses parents, à celui de monstre abject qu'on évite et qu'on cache. Qu'on ne prend plus au téléphone et pour qui on fait changer la serrure de son appartement. Il arrêta de tripoter la clef dans sa poche de sa veste et se leva pour faire signe au bus qui arrivait de s'arrêter. OoOoO Dans les contes, songea William à bord du bus, le héros rencontrait forcément des alliés, à un moment donné. Souvent c'était une jeune femme dévouée et décidée, passionnée. Pleine de fougue. Rousse. Elle devenait son amie, affrontait le danger à ses côtés, et avec un peu de chance, sur la fin, ils tombaient amoureux et ils faisaient l'amour sur la banquette arrière d'une belle voiture. Et William, coincé entre la fenêtre et l'épaule d'un vieux, se disait qu'il aurait bien aimé que ses alliées rousses finissent par se manifester. Au lieu de ça, il avait hérité d'un pépé qui lui tombait dessus à chaque virage, l'écrasant contre la vitre grasse et rayée ; il était jovial et souriant, à défaut d'avoir de bons réflexes et un sens de l'équilibre encore intact, et il s'était mis dans l'idée de lui faire la conversation comme s'ils étaient de vieux amis qui s'étaient perdus de vue depuis des années et qui se seraient retrouvés au hasard d'une ligne de bus. Et William pensait qu'il s'en serait bien passé, et que s'il s'en était senti le courage, il aurait sauté hors du bus au prochain arrêt pour continuer à pied. Et le vieux parlait, et parlait, et parlait. De la pluie, qui était en retard pour la saison, du froid, qui ne saurait tarder, des prix, qui augmentaient sans cesse, c'était incroyable, mais qu'allait-on devenir, vraiment, je vous le demande. Et William sentait monter en lui l’envie glaciale, féroce, de saisir à pleines mains la tête de son voisin et de la fracasser contre le siège devant eux. Ce n’était même pas une pensée formée, concrète, c’était juste une pulsion, un éclair, une vision. Il se rendit compte qu’il avait une main agrippée à la lanière de son sac, et l’autre crispée sur sa jambe de pantalon. « Vous allez bien ? » La voix du vieux qui lui posait une question directe finit par l’atteindre à travers le tourbillon de ses pensées et il s’entendit répondre « Oui, oui » alors qu’il tentait de respirer par le nez. « Vous êtes tout blanc. Il faut manger, mon gars. » “Oui, oui,” c’était tout ce à quoi il parvenait à penser, alors que dans son esprit il contemplait le crâne ensanglanté du vieux, ouvert contre le siège en plastique, alors qu’il entendait les hurlements, les crissements de frein... Il secoua la tête, essayant de reprendre le contrôle de ses pensées. Le contrôle... Une rue à l’ombre – les immeubles se faisaient plus hauts à mesure qu’ils arrivaient en centre-ville – et soudain, dans le reflet de la vitre, l’autre le regardait. C’était lui, il avait ses yeux, ses cheveux, ses traits, mais ce n’était pas lui. Pas son regard. Pas son sourire. C’était l’autre, l’ombre, celui qui se réjouissait du malheur d’autrui et qui causait la souffrance partout où il passait. Ses poings étaient tellement serrés que ses phalanges étaient blanches et qu’il sentait ses ongles lui rentrer dans les paumes. La pression dans son dos était revenue, et il était certain que ce n’était pas dû à l’inconfort de son siège. La main du vieux sur sa jambe. Elle brûlait comme du fer rouge et l’envie de lui exploser la tête redoubla d’intensité. Le vieux retira sa main. Il parlait, ses lèvres bougeaient, il regardait William dans les yeux, mais lui ne l’entendait pas ; un bruit blanc, un bourdonnement sourd, masquait tous les autres sons. William tenta de se lever, mais ses jambes étaient lourdes et ses mouvements mal coordonnés. Le bus fit une embardée et il manqua de tomber en avant, se retenant au siège devant lui. Il récolta un regard méchant de la part de la femme qui s’y trouvait quand elle se retourna. Elle aussi, ses lèvres bougeaient sans qu’il n’entende rien. C’était probablement pour le mieux, songea-t-il. Il marmonna des excuses, marmonna qu’il voulait descendre, et bien qu’il ne fût pas en mesure de s’entendre parler, le vieux se poussa sur le côté, lui prenant le bras pour l’aider à passer. Les regards se braquaient vers lui, mais ils se contentaient de glisser avant de se détourner. Personne n’avait rien à faire d’un pauvre type comme lui en train de flipper à l’arrière d’un bus. Les sons commençaient à revenir, des murmures, les bruits de la circulation. Le vieux se tenait derrière lui, le maintenant quasiment debout avec une main sur son épaule, tout en beuglant : « Il veut sortir, il veut sortir ! » Et William se retrouva soudain glacé de sueur, paralysé à l’idée que les gens puissent savoir ce qui poussait en lui, qu’ils puissent savoir quel monstre partageait son corps et cherchait à en sortir. Le chauffeur finit par jeter l’éponge et arrêta le bus dans un crissement de pneus. Klaxons, murmures de désapprobation de la part des autres passagers. Les portes s’ouvrirent en chuintant et le vieux l’aida à avancer jusque là. Le vieux qui avait une main dans son dos et qui pourtant ne sentait rien, ne soupçonnait rien. Encore une fois, on le jetait sur le bord du chemin comme un chien, et William commençait à avoir l’habitude, à défaut de bien le prendre. Il monta sur le trottoir avant de risquer de se faire faucher par une voiture, serrant son sac contre lui. OoOoO Au bout d’un moment – cinq minutes, dix minutes, il n’aurait pas su dire – les crampes dans ses jambes finirent par s’estomper. Sa démarche se fit moins raide, ses mains se décrispèrent. Il se redressa et cessa de jeter autour de lui des coups d’œil furtifs. La pression, la violence, la peur retombaient petit à petit. A deux ou trois reprises, des gens se retournèrent sur son passage. Regard méprisant, traits fermés. Lui ne préférait pas regarder les passants dans les yeux, de peur qu’un contact direct ne déclenchât une réaction qu’il aurait eu du mal à contrôler. Se calmer, se calmer – facile à dire. Il avait le sentiment que sa tête allait s’ouvrir en deux et que quelqu’un finirait par s’en extirper, traverser la rue et disparaitre alors que lui resterait là, gisant sur le trottoir, le crâne ouvert et les yeux vitreux. Ses pas le menèrent jusqu’au centre-ville, malgré un parcours erratique et laborieux, tant il s’appliquait à éviter les gens, les zones d’ombre, les vitrines des magasins et leurs reflets trompeurs. Eviter les pensées joyeuses mais éphémères et égoïstes de ce jeune couple qui s’enlaçait. Eviter le nuage de sombres pensées qui émanait de ce vieil homme assis sur un banc. Pensait-il à se suicider ? Etait-ce vraiment ce que William croyait ressentir, s’il s’approchait un peu trop près ? Eviter la peur, l’envie, la rage, l’amour aussi. Il devait avoir l’air d’un psychotique, à louvoyer ainsi au gré des sentiments qu’il percevait. Un jeune homme boutonneux coiffé d’une casquette bleue tenta de lui fourrer un prospectus dans les mains et William serra les dents, assailli par le mépris et l’ennui qui emplissait l’esprit du jeune homme. Celui-ci le regarda avec des yeux ronds pendant une seconde, avant de hausser les épaules et de tendre un papier à un autre passant. Et William voyait le papier jeté à terre sans même avoir été lu. Il voyait une succession de chaussures le piétiner, le vent le déplacer, la pluie le détremper, le temps le transformer en une petite chose informe et grise incrustée dans le macadam. Voilà qu’il développait de l’empathie pour les prospectus – soupir. Quelques gouttes se mirent à tomber, des gouttes énormes qui annonçaient un orage imminent, bien que le ciel fût encore en partie ensoleillé ; il se réfugia dans une cabine téléphonique. Dans l’habitacle il se sentait isolé, protégé, et il en profita pour souffler un peu. Il fixa le combiné du téléphone une seconde, avant de fouiller ses poches en quête de monnaie. Il composa le numéro de la ligne directeur de Garetti, bien qu’il ne sût pas s’il était à son bureau ; il ne faisait pas encore dans l’empathie à distance, apparemment. La ligne sonna, trois fois, quatre fois, et ce fut finalement une voix féminine qui lui répondit. Même en se présentant et en affirmant que l’éditeur le connaissait bien, il ne parvint pas à faire plier la secrétaire et à avoir l’éditeur en ligne. « Monsieur Garetti n’est pas dans son bureau, mais je peux peut-être prendre un message ? » Mais non, pauvre andouille, non. Je veux parler à ce salaud qui m’a promis la lune, qui m’a ruiné et qui s’en lave les mains. William le pensa très fort, mais il se retint et se contenta d’un : « Dites-lui que son auteur fétiche va passer, et qu’il a intérêt à être là. » Ça se voulait menaçant, il parvint juste à avoir l’air pathétique. Il raccrocha avec un grognement, tout en se disant qu’il n’y avait pas de raison que l’éditeur ne soit pas dans son bureau à cette heure-là. Ce connard refusait juste de lui parler pour une raison qui dépassait ses capacités de psychique de pacotille. OoOoO Il faisait chaud et lourd dans le bureau, l’air conditionné était de nouveau en panne, et il y avait de l’orage dans l’air. Sarah aurait bien ouvert une fenêtre, si elle n’avait pas eu peur que tous les papiers sur le bureau et sur l’étagère derrière elle ne s’envolent. Elle ne reclasserait pas tout ça, même contrainte et forcée, même payée le double de son salaire actuel – ce qui n’aurait pas fait beaucoup de toute manière. Sarah Rouvier, trente-cinq ans, larbin toutes catégories et accessoirement secrétaire personnelle de Monsieur Garetti, l’homme le plus obtus et le plus froid sur cette Terre, si on voulait son avis. Elle soupira en essayant de ne plus penser à cet excité au téléphone. L’éditeur lui avait ordonné de filtrer tous ses appels – et cela incluait les barjos qui voulaient à tout prix lui parler et qui la prenaient de haut, comme si ça allait faire bouger les choses. Elle se replongea dans la lecture du manuscrit posé sur le bureau devant elle. C’était mauvais, plat, sans aucun intérêt. C’était épuisant de nullité ; comme si l’auteur avait décidé d’écrire ça dans le seul but de faire de sa vie à elle un enfer. Elle soupira de plus belle et parcourut encore quelques pages insipides avant de jeter l’éponge. Elle écrirait son résumé de lecture en se basant sur le premier tiers, c’était le mieux qu’elle pouvait faire sans risquer un anévrisme cérébral. Ou une luxation de la mâchoire à force de bailler. Elles n’étaient que trois à travailler aujourd’hui – en plus de Monsieur Garetti qui s’était barricadé dans un des bureaux non attribués qui servait de débarras. Dieu seul savait ce qu’il y faisait, et pour rien au monde elle n’aurait voulu le déranger. Les deux autres étaient plus âgées qu’elle ; elles travaillaient dans cette maison d’édition depuis plus longtemps que Sarah, et elles lui en voulaient un peu pour sa promotion. Comme si être l’assistante personnelle de l’éditeur changeait vraiment son boulot, dans le fond. La porte de ce qui lui servait de bureau était ouverte, aussi quand on commença à élever la voix à l’entrée, elle l’entendit comme si ça se passait sous son nez. Apparemment quelqu’un tenait vraiment à voir l’éditeur. Et Joséphine, la mégère chargée du standard, celle qui ne daignait même plus récupérer les appels alors que c’était son boulot, avait reçu les mêmes consignes qu’elle – personne ne devait savoir que Monsieur Garetti était dans l’immeuble, aussi insistant soit-il. Dans la matinée déjà, quelques types étaient repartis, dépités, les plus remontés haussant le ton en affirmant qu’ils avaient rendez-vous. Mais celui-là n’allait pas se contenter de hausser le ton, d’après les cris qui lui parvenaient. La curiosité l’emporta sur l’instinct de préservation, et Sarah repoussa sa chaise pour aller voir ce qui se passait. Ce n’était pas tous les jours qu’il y avait un peu d’action dans les locaux des éditions Gestalt, elle n’allait pas manquer ça. Pas grand chose, à vrai dire, n’interrompait sa torpeur quotidienne, mis à part quand l’éditeur piquait des colères ; la dernière fois, il avait foutu à la poubelle tout un dossier de presse qu’elle avait mis plusieurs mois à monter. Dans l’entrée, face au grand comptoir en verre et en bois blanc, se tenait un type dépenaillé aux cheveux plaqués sur le front par la sueur et la pluie. Sarah se fit la réflexion que sans ça il aurait sans doute eu de grandes mèches folles volant dans tous les sens à la manière de ces excentriques en peignoir qu’on retrouvait sur l’autoroute, échappés d’un hosto. Il beuglait qu’il méritait le respect, il gueulait qu’il voulait voir Garetti, que s’il n’était pas là (mais il avait l’air d’en douter), elles n’avaient qu’à l’appeler. Joséphine était toute rouge et ses mains tremblaient un peu alors qu’elle les levait devant elle comme pour protéger son corps massif d’un assaut hypothétique de la part de ce pauvre type un peu frêle. Il se retourna précisément au moment où Sarah s’approchait avec cette image en tête et il lui jeta un regard noir, un regard plein de haine qui la figea sur place. Des yeux fous – il n’y avait pas d’autre qualificatif possible – mais des yeux qui appartenaient à l’un des auteurs les plus en vogue du moment. Sarah resta pétrifiée sur place. Elle ne pensait pas que ce qu’on racontait partout était vrai, toutes ces histoires forgées par l’éditeur et son protégé. Et pourtant à voir l’allure que ce dernier avait aujourd’hui... Einberg sembla sentir sa peur, s’apercevoir qu’elle fit un pas en arrière quand il grogna dans sa direction, et ses épaules s’affaissèrent un peu, il laissa retomber ses bras le long de son corps. Epuisé plus qu’autre chose, songea-t-elle. Elle espérait de tout cœur que Maria n’était pas en train d’appeler les flics, depuis l’autre bureau. Elle espérait aussi que l’éditeur allait se décider à sortir du bureau inoccupé et venir le calmer. Monsieur Garetti savait parler aux gens, trouver le mot juste, la phrase qui apaisait le plus enragé des mécontents ; elle avait cru comprendre qu’ils étaient amis. Il la fixa avec ses yeux sombres et elle eut l’impression qu’ils la traversaient, qu’ils voyaient à l’intérieur de son crâne. Elle tressaillit mais ne dit rien, ne bougea pas et continua d’appeler mentalement son patron à la rescousse. Si celui-ci avait entendu le boucan de tout à l’heure ça ne l’avait visiblement pas dérangé ; la porte resta close. « Sans déconner, arrêtez de vous foutre de moi, je sais qu’il est là ! » se remit-il à crier soudain, agrippant le comptoir et faisant sursauter Joséphine. « Il m’a ruiné ce porc, il m’a pris mon fric, il m’a laissé dans la merde, il cherche à me faire interner, il... » Il étouffa ce qui ressemblait fort à un sanglot et tourna la tête vers la porte du bureau qui servait de débarras. Le bureau où se tenait l’éditeur. Sarah l’imaginait, debout à côté de la porte, raide et guindé, en train d’écouter ce qu’ils disaient. Peut-être même qu’il se marrait en silence, dans son costume sombre de mafieux repenti. Dans l’œil de l’auteur, elle crut lire comme un éclair de compréhension. Qu’avait-il compris ? Il cessa de crier. Il lâcha le comptoir et jeta un dernier regard en direction de la porte fermée. Comme s’il voyait au travers ; qu’il voyait l’éditeur, qu’il l’entendait respirer, penser, être là. Et puis il était parti, aussi vite qu’il était arrivé, refermant même la porte derrière lui. Joséphine tremblait encore. Sarah secoua la tête en se disant qu’il y avait vraiment des gens à plaindre. Elle avait presque envie d’aller taper à la porte et de demander à Garetti pourquoi il n’était pas sorti, pourquoi il n’avait pas daigné parler à ce pauvre gars, son auteur à succès, son protégé et son ami. OoOoO Edmond Garetti était effectivement debout près de la porte, comme dans l’imagination de sa secrétaire, comme dans la vision de William. Son costume gris rayé était froissé et son front barré de grandes rides d’inquiétude. Il aurait pu sortir, faire trois pas et se retrouver devant son auteur ; lui dire en face que son argent était toujours sur son compte, que c’était son délire paranoïaque qui parlait, et rien d’autre. Il aurait pu, mais qu’est-ce que ça aurait changé ? William ne l’aurait pas écouté, pas dans son état. Pas après l’hôpital. C’était une erreur, et Garetti s’en rendait compte à présent. Il allait devoir recourir à des méthodes plus radicales. Voir William comme ça le désolait, lui qui le suivait depuis tant d’années. Voilà qu’il délirait, qu’il se croyait volé, ruiné. C’était nouveau, mais à prévoir ; victimisation, aliénation, descente aux enfers. William se créait son propre enfer. Garetti espérait seulement qu’il parviendrait à le sauver. Le ramener à la raison, lui prouver que des gens tenaient à lui. Qu’il tenait à lui. Dire qu’il s’était imaginé que l’inciter à écrire, à publier, aurait pu agir comme un exutoire, et le détourner de ces idées noires, cette violence qui le poussait à crier sur ses secrétaires, prendre à parti des invités dans des soirées huppées, insulter des jeunes femmes et frapper des journalistes. Il se demandait maintenant s’il n’avait pas causé plus de mal qu’autre chose. A suivre... |