Chapitre VII :
Café froid et paranoïa.
Au
bout d’une
allée déserte, entre deux rangées
d’immeubles en ruine, se dresse une grande
croix. Elle fait au moins trois mètres de haut, et elle est
dévorée par les
flammes. Il avance, lentement, ses jambes sont lourdes, engourdies.
Pourquoi
avance-t-il vers cette croix en feu ? Pourquoi ne fait-il pas
demi-tour ? Pourquoi ne va-t-il pas chercher de
l’aide ?
Il
n’y a
personne. Ni dans les immeubles, aux vitres brisées, aux
portes défoncées. Ni
dans la rue. Nulle part. Le vent siffle, il s’engouffre dans
les halls vides,
les appartements déserts. Il attise le feu. Les flammes sont
presque rouges,
elles dansent, et de la fumée noire
s’élève du brasier.
Plus
il
s’approche, plus la chaleur est vive, l’odeur
âcre. Et dans l’allée
déserte, il
y a soudain un grand homme tout de noir vêtu,
dressé près de la croix, une main
paume ouverte tendue vers lui, l’autre serrant une bible
contre sa poitrine.
C’est
un
rêve, c’est un rêve, c’est un
putain de rêve, se répète mentalement
William
tout en essayant d’empêcher ses pieds
d’avancer vers le brasier. Merde, je suis
même pas croyant, pourquoi je rêve de putain de
croix en feu...
La
pluie se
met à tomber, d’un coup, glaciale, violente, et ce
satané feu continue de
brûler comme jamais. Il grelotte, devant la croix, devant le
mec en noir. C’est
le bon moment pour se réveiller, là, se dit-il.
Il
ferme les
yeux et...
OoOoO
L’église
est
déserte. Sombre et froide. La pluie bat les vitraux, pianote
sur le toit pentu.
Il est assis sur un banc, vers le fond de la nef, et l’orgue
se fait entendre
par intermittence, plaintif et inquiétant.
Il
n’a pas
envie d’être là, il veut fuir, il veut
rentrer à la maison ; il se rend
compte qu’il n’a pas de maison où
rentrer. Personne qui l’attend.
OoOoO
William
ouvrit
les yeux et ne vit rien. Il tourna un peu la tête sur le
côté et se rendit
compte qu’il était allongé sur le
ventre, la tête tournée contre le dossier du
canapé, enfouie dans le couvre-lit sombre. Encore heureux
qu’il n’ait pas
suffoqué dans son sommeil, songea-t-il. Il se frotta les
yeux en se retournant
sur le dos, sans faire de bruit, observant le plafond à la
peinture écaillée.
Un plafond qu’il ne connaissait pas ; mais en ce
moment absolument tous
les lieux lui semblaient étrangers, aussi
préféra-t-il réserver son jugement.
Il
y avait
quelqu’un d’autre dans la pièce avec
lui, où que cette pièce se trouvât. Une
présence, à la limite de son champ de vision,
derrière le canapé, de l’autre
côté. À la limite de ses perceptions.
Chaude et grande et imposante. Qui
murmurait une espèce de litanie ininterrompue. Une
prière ?
William
referma brièvement les yeux et dans un flash la croix et la
pluie et l’église
lui apparurent. Il les rouvrit bien vite, fixant le plafond sans oser
respirer
à fond.
Mentalement,
il se mit faire une liste. Son ordinateur – perdu. Ses
fringues – sèches et
propres et raides – pas à lui. Il avait mal
à la tête ; mal aux yeux, dans
les yeux, derrière les yeux – mal au
dos ? Ça faisait comme une boule,
oui, une légère pression entre ses omoplates
– toujours présente, comme le
souvenir d’une caresse, d’un coup, de quelque chose
d’extérieur. Ou n’était-ce
pas plutôt quelque chose qui voulait sortir ?
Un
soupir,
derrière lui, de l’autre côté
du canapé, et une chaise qui craque
légèrement
alors que son occupant change de position.
L’éditeur. William ne le voit pas,
mais soudain il sait que c’est lui, tout comme il sait
qu’il était en train de
prier – pour lui, pour le salut de son
âme ? La bonne blague.
Les
pieds
d’une chaise déplacée qui raclent le
parquet. Une main, chaude, large, qui se
pose sur son front. Il ferme les yeux.
« Rendors-toi. »
Il
obéit.
OoOoO
Willie
a six
ans, et sa mère n’est plus qu’un vague
souvenir dans son esprit d’enfant. Juste
une silhouette floue dans l’embrasure d’une porte,
dans la lumière claire d’un
matin ensoleillé. Il y a un homme qui vient souvent lui
rendre visite ; il
reste assis, dans le grand fauteuil à bras de la salle
principale. Il hoche la
tête. Parle avec une voix grave, de choses que Willie ne
comprend pas. Puis il
lui tapote la tête, et s’en va.
De
toute
façon, Willie n’est pas resté longtemps
dans ce foyer, et quand il s’est
retrouvé dans sa famille d’accueil, dans la
vieille maison qui craque, l’homme
a arrêté de venir le voir. S’il avait
été plus âgé, il
s’en serait peut-être
souvenu. Il aurait su que s’il voulait des
réponses sur son passé, ses parents,
sa vie, c’était à cet homme sombre
qu’il fallait s’adresser.
OoOoO
Quand
il
rouvrit les yeux, la pièce était
plongée dans la pénombre et il n’y
avait plus
un bruit, plus une conscience dans la pièce. Juste lui et
ses rêves un peu
tristes. William essaya de se souvenir du dernier, mais
déjà il s’effilochait
et lui échappait. Un rêve à propos de
son enfance, c’était assez rare. Il
n’aimait pas repenser à cette époque,
il n’aimait pas porter un regard d’adulte
sur des choses qui lui paraissaient normales à
l’époque.
Il
se
redressa sur le canapé et posa ses pieds nus par terre,
précautionneusement,
comme un infirme après une longue convalescence. Le sol
était froid, les lames
de parquet lisses sous la plante de ses pieds. Ses yeux
s’habituèrent à la
semi-obscurité de la pièce ; devant lui,
il distinguait un couloir,
plusieurs portes au bout. Il se leva, chancelant un peu,
s’appuyant contre le
dossier du canapé. Derrière, sur la grande table
en bois sombre se trouvaient
un journal froissé et une tasse qui avait contenu du
café, abandonnés.
L’éditeur
avait dû... s’absenter. Tant mieux, songea William,
il préférait éviter de
nouveaux rêves religieux. Il frissonna, le souvenir de la
pluie onirique et
celui de l’orage de la nuit précédente
– mais était-ce seulement la
veille ? – encore présents. Le
bûcher ; punition pour ce qu’il avait
fait à cette folle de Nicole ? Si seulement il
avait la moindre idée de ce
qui s’était passé.
S’il
ferme
les yeux, il revoit ses mains ridées autour de sa gorge, et
puis un chandelier,
dans sa main à lui, et un coup, un autre, et du sang, dans
les cheveux blonds
de la jeune femme. Il rouvre les yeux, ça vaut mieux.
Il
fit un
petit tour dans l’appartement, pieds nus, et les cheveux en
bataille, comme un
gosse malade qui n’est pas allé à
l’école parce qu’il avait un peu de
fièvre,
qui décide de vadrouiller dans la maison déserte.
Il fait nuit et il n’y a pas
un bruit dans la résidence, pas une voiture dans la rue.
William refit chauffer
du café et s’assit sur une des chaises en
plastique de la cuisine ; il
voyait mal Garetti vivre ici, tout était bien trop
dépareillé, mais les livres
au salon, dans le couloir, dans toutes les pièces le
faisaient douter de son
intuition.
Les
livres.
Comme si écrire avait été
d’une quelconque aide. Oh, oui, bien sûr,
ça lui
avait évité de devenir dingue
immédiatement, et peut-être
d’étrangler Mathilde
dans son sommeil. Mais sur le long terme, c’était
un fiasco, et il aurait tout
aussi bien fait de s’abstenir. Les mains autour de la tasse
en porcelaine
ébréchée, il tenta
d’écouter les pensées, les ressentis
aux alentours, mais
aucun écho, aucune émotion ne lui parvint, et il
laissa tomber.
Ses
ongles
étaient propres, et cela lui parut bizarre, soudainement. Un
détail qui n’avait
pas sa place, un détail impossible.
OoOoO
Il
ferme les
yeux une seconde, et il s’entend crier. Un écho
distordu, un souvenir, un rêve.
Il est trempé, on cherche à le noyer. Non. On
cherche à l’aider. La voix le
répète, encore, et encore, et encore.
« Je veux t’aider, William. Je veux
t’aider. Laisse-moi t’aider. »
Mais comment faire confiance, comment
laisser quelqu’un le toucher quand même son propre
corps lui semble un
territoire étranger, dangereux et hostile. Alors il hurle.
Le
jet d’eau
dans la douche est tiède, non, chaud. Il a si froid
qu’il ne sait plus bien ce
qu’il ressent. Pourquoi est-ce qu’il est en train
de se doucher tout
habillé ? Et pourquoi l’eau devient rose
et noire et grise tout autour de
ses pieds nus ?
On
le tire,
on le pousse, il ne résiste pas, il laisse faire. On lui
parle, il n’entend
pas, il n’écoute pas, il est ailleurs. Oh.
Une
impression de déjà-vu. Fugace.
Déjà évaporée. Il fronce
les sourcils, tout en
levant docilement un bras quand on tente de lui enfiler un t-shirt. Il
essaie
de rattraper cette image éphémère.
C’est lui, il est tout petit. Il a fait...
quelque chose de mal ? Et il pleut, et il pleut encore.
OoOoO
Il
tourna en
rond un petit moment, se demandant ce que
l’éditeur comptait faire de lui, si
tant est qu’il puisse faire quelque chose. Il
était près de trois heures du
matin, lui apprit l’horloge ronde pendue au mur dans le
salon. Le journal lui
donna la date du jour (à moins que ce fût un vieux
journal, il n’en avait pas
la moindre idée), mais comme il avait plus ou moins perdu la
notion du temps,
depuis son épisode paranoïaque et sa fuite
éperdue d’une chambre d’hôtel
crasseuse à une autre, il n’aurait pas su depuis
combien de temps il était là.
Plus
de point
de repère, et l’impression de se retrouver sous
l’eau, dans le noir complet,
sans pouvoir respirer ni même remonter à la
surface. Et bizarrement, cela ne
lui faisait rien. Peut-être que ça
commençait comme ça. D’abord les voix,
puis
la paranoïa – ah ça, il y croyait dur
comme fer, que Garetti était un salaud,
qu’il l’avait ruiné et qu’il
s’en lavait les mains ; et puis il avait
perçu ses pensées, alors qu’il se
terrait dans son bureau, et il avait vu qu’il
ne mentait pas, quand il disait qu’il n’avait pas
touché à ses comptes, et que
c’était lui, le barjo, qui
s’était imaginé des choses.
Ensuite,
la
violence. La schizophrénie. Voilà qu’il
se parlait à lui-même, après avoir
(probablement) buté une folle. Légitime
défense, ah ah. Un peu d’ironie, pour
couronner le tout ; ils allaient pouvoir l’interner,
oh oui, il avait
certainement déjà une chambre
réservée à son nom dans
l’institut psychiatrique
le plus proche. Garetti était sans doute parti remplir les
derniers
formulaires.
OoOoO
Il
avait dû
s’endormir, à un moment donné, et sa
nuque était raide et douloureuse quand il
se redressa sur le canapé. Il faisait jour, et Garetti
était dans la cuisine.
Ou du moins, William entendait quelqu’un s’agiter
en direction de la cuisine,
mais pour ce qu’il en savait il pouvait tout aussi bien
s’agir d’un autre
personnage sorti de son imagination. L’ancien
propriétaire, son assassin, la
voisine adultère... Il se passa une main sur le
visage ; ses yeux avaient
l’air bouffis et sa barbe avait repoussé, piquante
sous ses doigts.
« Comment vous avez connu ma
mère ? »
La
phrase était sortie toute seule, et elle le surprit
lui-même. Elle avait aussi
pris de court Garetti, car seuls un juron et un bruit de vaisselle
brisée lui
répondirent.
« Sandra ? »
La voix de
l’éditeur tremblait imperceptiblement quand il
revint dans le salon, s’essuyant les mains sur son pantalon
sombre. Il prit son
temps pour s’asseoir, comme s’il ne voulait pas
répondre – ce n’était pas
seulement de la réticence, c’était plus
complexe que ça, et William le sentait,
dans les pensées emmêlées de
l’éditeur.
« Elle
était belle, commença-t-il. Pas
éblouissante,
pas séduisante, juste belle. Tout le monde
l’aimait. Elle était toute seule à
l’époque, sa famille était
restée dans le Sud. Ton
père... »
Il s’interrompit et
William le sentit se crisper
soudainement. Mentalement, physiquement aussi. Comme si ça
lui faisait mal de
l’évoquer.
« Elle est
tombée enceinte et elle a quitté
l’université.
— Qu’est-ce
qu’elle, qu’est-ce qu’elle
étudiait ? fit
William.
—
L’histoire de l’art, principalement. Elle a fait
quelques
illustrations pour des livres pour enfant, par la suite.
— Je savais
pas. »
William était
songeur. Il n’avait aucun souvenir de tout ça
– comment aurait-il pu – et il en voulait aux gens
de ne rien lui avoir dit.
Pourquoi personne n’avait jamais pensé
à lui parler de ça ? Il sentait
l’affection profonde que Garetti avait pour sa
mère – l’image passée de sa
mère, Sandra la brune, peintre, mère à
vingt ans, celle que tout le monde aimait.
Et puis il y avait autre chose ; plus noir, sombre et
menaçant. Un
souvenir enfoui, volontairement.
L’éditeur
s’était levé et il
époussetait un livre aux
couleurs un peu passées. Il le tendit à William
sans un mot. Sandra Razier,
illustratrice, disait la page titre, jaunie et craquante sous ses
doigts. Ce
n’était qu’un livre à propos
des aventures d’un lapin, juste quelques pages,
quelques images, mais en touchant le livre, il voyait sa
mère, attablée à
quelques mètres seulement – à quelques
années de là – en train de peindre avec
application, des mèches dans les yeux. Il soupira et reposa
le livre.
« Et vous ne
saviez pas pour sa maladie ? Il n’y a pas
eu de... signes ?
— De sa
maladie ? »
Garetti eut l’air
surpris pendant une seconde, mais il se
reprit : « Oh,
bien sûr, le cancer. Non, c’est arrivé
très vite, bien trop vite. »
Un long silence ; on
entendait même le robinet qui
fuyait goutter dans l’évier de la cuisine.
« Et mon
père ? »
Il fallait qu’il
demande, même s’il percevait
l’hostilité
de l’éditeur. Il avait sûrement
déjà demandé, gamin, encore et encore,
et puis
il avait laissé tomber, il s’était
enfermé dans son petit monde. Tous les
gamins veulent savoir où sont leurs parents, pas
vrai ?
Garetti sembla se
résigner, les épaules voutées, le
front
plissé. C’est presque en chuchotant
qu’il dit : « Il parlait
peu, on le connaissait pas vraiment. Il suivait des cours de droit, je
crois.
— Et
maintenant ? »
Un silence, inconfortable.
« Il est
mort. »
Ça sonnait
affreusement comme des aveux, se dit William,
mais il voyait mal son éditeur assassiner
n’importe qui, même par amour.
« Elle vous
manque ?
— Tous les
jours. »
OoOoO
Les voisins de palier, un peu
curieux, un peu effrayés,
n’arrêtaient pas de le
répéter, d’abord aux policiers en
uniforme, puis aux
inspecteurs en costume : Nicole Rigaud était une
vieille folle, mais elle
ne faisait de mal à personne. Bon, c’est vrai, il
y avait ces rumeurs, et puis
la mort de son mari, ce pauvre homme. Non, c’est vrai, elle
n’était plus la
même depuis qu’on l’avait
renvoyée, pauvre femme.
Il n’y avait rien
à en tirer, songea tristement
l’inspecteur Lacastre, repliant son petit carnet et rangeant
son stylo. La
plupart des habitants de l’immeuble étaient au
courant des plaintes et des
accusations dont avait fait l’objet la victime, et pourtant
à leurs yeux elle
restait une personne respectable – aucun d’entre
eux n’avait évoqué des ennemis
connus. Les faits remontaient à près de dix ans,
mais une vengeance n’était pas
à exclure – un parent qui se décidait
à passer à l’acte une
décennie plus tard,
ça s’était déjà
vu. Et puis il y avait le mari. Retrouvé mort dans son lit,
crise cardiaque. Pas d’autopsie, ou alors les dossiers
avaient été perdus.
Il y avait quelque chose de
louche chez cette femme, et
l’inspecteur n’arrivait pas à mettre le
doigt dessus. La porte qui n’était pas
fracturée, la cire des bougies renversées qui
avait coulé sur les meubles dans
le salon, tout évoquait qu’elle connaissait son
meurtrier. Un rendez-vous
galant ? D’après les voisins, la veuve ne
sortait quasiment pas et ne
recevait pas de visites.
Le corps avait
été emmené depuis un moment
déjà – les
analyses scientifiques ne seraient pas disponibles avant le lendemain,
au mieux.
Ils avaient trouvé de la nourriture, des empruntes un peu
partout, et surtout
beaucoup de sang et des signes de lutte. Les deux ordinateurs leur en
apprendraient sûrement plus.
L’inspecteur Lacastre
sortit en bas de l’immeuble et alluma
une cigarette ; peut-être que la veuve Rigaud avait
finalement eu ce
qu’elle méritait, songeait-il. Même si
ce n’était pas à lui de porter un
jugement, il était bien content que quelqu’un lui
ait éclaté la tête. Pour rien
au monde il n’aurait aimé lui confier ses enfants,
à cette psychotique.
À suivre...
Des impressions, des remarques, un avis ? c’est sur
le livre d'or
ou sur Echows.
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